Des déserts ruraux du centre de la France aux friches industrielles de l’est, le vote d’extrême droite s’affiche décomplexé ou perce sous les difficultés du quotidien. Ailleurs, les élections européennes du 9 juin laissent souvent indifférent.
Les Luxembourgeois sont majoritairement favorables à une Europe de la défense
De Bourges, future capitale européenne de la culture, à Strasbourg, siège du Parlement européen, l’AFP a sillonné durant une semaine les routes du centre et de l’est de la France, rencontrant un pays parfois optimiste, mais surtout marqué par ses fractures les plus récentes. La crise agricole, celle des gilets jaunes, ou encore par les émeutes urbaines de l’été dernier.
Ces 1.000 kilomètres avant d’atteindre le Parlement européen, c’est «un peu la diagonale du vide», glisse le maire divers gauche de Bourges, Yann Galut. Celle des villes périphériques qui cherchent la parade face à la désindustrialisation et des bourgs de campagne confrontés à l’éloignement des services publics.
«Emballé par aucun»
Dans sa ville «résiliente» de 64.000 habitants, le tissu économique va mieux et se retrouve au cœur d’un enjeu européen, la guerre en Ukraine. Car l’industrie de défense est de loin le premier employeur de l’agglomération, avec 5.600 salariés.
On est ici en plein dans l’«économie de guerre» voulue par Emmanuel Macron. À Bourges, «on connaît forcément quelqu’un qui travaille soit à MBDA soit à Nexter (KNDS)», producteurs respectifs des missiles antiaériens Aster et des canons Caesar livrés à Kiev.
Impossible de rater le site de MBDA sur le rond-point à l’entrée de la ville. Juste en face, à la boulangerie Feuillette, un cadre de l’entreprise raconte anonymement que les «cadences de production augmentent de façon importante» depuis l’invasion russe en Ukraine, «un sujet européen fondamental».
Les Luxembourgeois sont majoritairement favorables à une Europe de la défense
Lui compte bien voter le 9 juin, mais n’est «emballé par aucun» candidat. Il trouve que le président Emmanuel Macron n’est pas assez écologiste, mais que les Verts «ce n’est pas ça au niveau économique».
Et comme la grande majorité des personnes interrogées à travers ces régions, il n’est capable de citer spontanément qu’un seul candidat, Jordan Bardella. La preuve du déficit de notoriété dont souffrent les opposants au président du Rassemblement national, largement en tête des sondages.
Les sondages sont mauvais pour la liste de la majorité présidentielle en France. Conduite par Valérie Hayer, inconnue du grand public, elle stagne à 15% des intentions de vote, talonnée par la liste socialiste, à 14,5%.
Jordan Bardella, lui, est largement en tête des intentions de vote à 31,5%, après une campagne menée sur des thèmes essentiellement nationaux, pouvoir d’achat, insécurité ou immigration.
«Une Europe positive»
Dans la petite ville enclavée de Bourges, sans TGV et loin des frontières européennes, l’un des «enjeux» est de «montrer qu’il y a une Europe positive et protectrice», souligne Pascal Keiser. Commissaire général de Bourges 2028, parcourant la halle gothique de l’Hôtel Dieu, fermé depuis le milieu des années 90, mais qui va rouvrir pour devenir une «cité européenne des artistes».
La culture comme arme politique et comme démonstration du bien-fondé du projet européen.
Le lendemain, dans les villages de la Nièvre, le docteur Michel Serin soigne tant et plus. Le long de ces paysages vallonnés, quelques affiches électorales semblent surgir au milieu des herbes folles. Mais de deux camps seulement: La France Insoumise (gauche radicale) et le Rassemblement national (extrême droite), sans doute les partis dont les militants quadrillent le mieux le territoire.
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Panneaux renversés
«Ici le milieu rural vote FN (devenu RN, NDLR)», assène le médecin de campagne, même si les deux députés sortants centristes, Modem et Renaissance, ont sauvé leur siège en 2022. Mais Marine Le Pen avait fait une percée à la présidentielle, terminant en tête au premier comme au second tour.
À 67 ans, le docteur Serin est un praticien de la lutte contre les déserts médicaux, dans ces terres qui manquent de spécialistes et ont vu la fermeture de plusieurs maternités.
L’absence de médecins, comme la disparition des services publics, parfois aussi des commerces, sont les symptômes de la fragmentation territoriale du pays, le terreau d’un sentiment d’abandon et d’un réflexe protestataire.
En traversant les vignobles de l’Yonne, dès le premier village de Beine, le panneau de l’entrée de la commune est retourné, l’un des symboles de la colère agricole qui a embrasé le pays début 2024.
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Ces panneaux à l’envers rythmeront le trajet jusqu’à Meuvy, en Haute-Marne, où le mécontentement de l’éleveuse Mélanie Flammarion Paillard «ne part pas».
L’agricultrice de 29 ans voudrait un prix du lait rémunérateur. Elle est attachée à l’Europe pour la PAC, la politique agricole commune, mais pointe les gens de Bruxelles ou de Paris «déconnectés» avec leurs «normes» et leur «paperasse», «personne ne doit être agriculteur dans leur famille».
Ici, «le prix du carburant a beaucoup joué», car il faut souvent faire des trajets. «La Poste est à trois kilomètres, à Clefmont», ouverte «deux heures par jour» en semaine, et un peu plus longtemps le samedi.
«L’Europe, c’est pour les riches»
Plus au sud, à Saint-Thiébault, Sylvain Jannel et Gaëtan Gassmann sont attablés à l’auberge du Cheval blanc. Même s’ils ne pensent pas pareil politiquement, ils sont bons camarades.
Pour Gaëtan, 36 ans, il «faut essayer» le Rassemblement national, car ils «n’ont jamais été au pouvoir» et «qu’il y a trop d’aides et des personnes qui se servent du système». Un leitmotiv qui reviendra régulièrement sur la route, dans un département où les deux députés sont lepénistes.
Sylvain, 59 ans, n’est «pas du tout Front national» et aime bien François Ruffin (France insoumise, gauche radicale). Plus que son chef Jean-Luc Mélenchon, «qui ne réfléchit pas assez», estime ce salarié d’un garage.
Mais ce sera pour la présidentielle, parce que les européennes, il n’ira pas: «L’Europe, c’est pas pour nous, c’est pour les riches.»
Le symbole de Florange
Des plaines agricoles de Haute-Marne ou des Vosges à la vallée de Fensch, en Moselle, l’enracinement électoral de l’extrême droite dans l’est de la France ne se dément pas. Ici, ce sont les vestiges des temps glorieux de la sidérurgie qui dominent le décor.
Florange est devenu un symbole en 2012 lors de la lutte syndicale pour tenter, en vain, d’empêcher la fermeture des deux hauts-fourneaux d’ArcelorMittal.
Le conflit a laissé des traces. «Déçu par la gauche», l’ancien militant syndicaliste Frédéric Weber est désormais 43e sur la liste du Rassemblement national aux européennes du 9 juin.
Son collègue du syndicat CGT, Jean Mangin, désormais retraité, compte à son tour glisser un bulletin RN dans l’urne. Il dit qu’il ne comprend plus La France Insoumise, qui a axé une partie de sa campagne sur la guerre à Gaza: «Le conflit israélo-palestinien, je ne vois pas trop ce qu’il vient faire dans les européennes.»
Témoignage d’un conducteur de train au Luxembourg
Plus de 10 ans après la fermeture des hauts-fourneaux, ArcelorMittal a maintenu 2.200 emplois à Florange dans la production d’acier. Et le tissu économique local s’est plutôt bien remis du choc, selon l’ancien député socialiste Michel Liebgott, à la tête de la communauté d’agglomération du Val de Fensch, notamment grâce au Luxembourg où vont travailler chaque jour quelque 120.000 frontaliers.
Christophe, 46 ans, est justement conducteur de train au Luxembourg. On le rencontre un jeudi soir à la Foire de mai, la grande fête foraine de Metz, au snack Oncle Sam et fils, en face des auto-tamponneuses. Il y a «une forte probabilité qu’il aille voter» le 9 juin, pas pour Macron, peut-être pour Les Républicains (LR, droite), car le RN est «quand même contre l’Europe», juge-t-il.
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Au stand de tir à la carabine, Sandra, enseignante, votera aux européennes «comme à toutes les élections», mais n’a pas encore fait son choix. Elle n’a «jamais voté RN» mais comprend que Jordan Bardella «plaise à cause de tout ce qui se passe, les incivilités, la délinquance».
L’intérêt pour la politique n’est pas toujours synonyme de vote. C’est surtout vrai chez les jeunes et dans les quartiers les moins favorisés, où les taux d’abstention sont les plus élevés.
Sur le marché de Cronenbourg, un quartier populaire de Strasbourg, le poissonnier Saïd ne peut pas voter, car il est marocain. Mais en 2027, l’hypothèse d’une élection de Marine Le Pen «ne l’inquiète pas». «Quand on travaille, on est bien. On n’a rien à se reprocher, normalement on est intouchable».
«Des pensées bizarres»
«Le RN ne monte pas parce que les gens sont devenus racistes mais parce que les partis traditionnels n’ont pas donné satisfaction. Il reste une cartouche», s’inquiète Mohamed Khettab, animateur social dans le quartier depuis 30 ans.
Strasbourg est une des capitales de l’Europe. Une semaine par mois, les eurodéputés venus de Bruxelles y prennent leurs quartiers dans une transhumance devenue un rituel européen.
Dirigée depuis 2020 par l’écologiste Jeanne Barseghian, la ville alsacienne avait placé Jean-Luc Mélenchon en tête (35,5%) au premier tour de la dernière présidentielle devant Emmanuel Macron (30%), laissant à distance Marine Le Pen (11%).
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L’agglomération se porte bien économiquement, mais «il y a une grande disparité entre les quartiers d’affaires des institutions européennes et les quartiers prioritaires de la ville», souligne Nora Tafiroult, présidente bénévole de l’association Speaker, un «média des quartiers» qui anime des ateliers d’éloquence, radio et vidéo avec des jeunes.
La jeune Marjene, 15 ans, est loin d’être indifférente à la politique. Elle a «peur des pensées bizarres de Marine Le Pen, comme celles de son père» Jean Marie. Quand elle aura l’âge, promis, elle ira voter, mais elle voudrait que les responsables politiques «s’intéressent à elle», qu’ils «écoutent un peu plus».