Jean-Yves Camus : Il y avait une volonté de mettre en œuvre une action de prise de contrôle du Bundestag qui était censée déboucher sur une prise du pouvoir. La mouvance des « Citoyens du Reich » (Reichsbürger) est sous le radar des autorités et des services de renseignements allemands depuis déjà quelques années. Elle s’est particulièrement distinguée pendant les manifestations contre le confinement en faisant jonction avec des manifestants venants de mouvances totalement différentes. Le problème pour ce groupuscule d’extrême-droite est que ce sont des personnes avec une idéologie qui semble assez folle. Car ceux-ci prétendent que la république fédérale d’Allemagne n’a pas d’existence juridique. Pour eux, il y a un vice de forme dans la création de celle-ci et au fond le Reich est toujours légalement en vie. Vu de cette manière, on se dit que nous faisons face à des personnes en décalage par rapport à la réalité. L’implication d’un certain nombre d’anciens membres des forces armées et mêmes des élites de celles-ci dans le complot qui a été découvert est problématique et prouve que c’est quand même autre chose. Le milieu des Reichsbürger s’apparente à celui des milices armées américaines. Même si la législation des armes en Allemagne est beaucoup plus contraignante. Puis ce sont des personnes se trouvent dans une logique qui n’a pas d’issue autre que la sécession ou l’action violente. Elles considèrent que l’Etat est usurpateur. Si c’est le cas, il y a deux manières de réagir. La première est de vivre sa vie en étant séparé du reste du monde. La seconde est de renverser le système. Pour ce qui est de vivre en se séparant du monde, comme certaines milices américaines, les personnes refusent d’avoir des papiers d’identité, ils conduisent sans permis de conduire et mettent en place leurs propres « pseudo » tribunaux. Ensuite, certaines d’entre elles peuvent voir un peu plus loin. Et c’est visiblement ce qu’il s’est passé. Au total, on parle d’une mouvance d’environ 20000 personnes dont un peu plus de 2000 ayant des velléités violentes.
Cette ambition des membres du groupuscule d’extrême-droite est-elle comparable à la tentative de la prise du Capitole aux Etats-Unis ?
Avec quelque chose en moins. Il n’y a pas le président Donald Trump qui a un discours pour le moins ambigu à ses troupes. En dehors de cela, je pense effectivement que la tentative de prise d’assaut du Capitole, au centre de laquelle on trouve surtout deux petits groupes de militants d’ultra droite, a résonné au-delà de l’Atlantique. Elle a très certainement fait penser à certains qu’ils pouvaient rejouer le même coup.
Ces mouvements existent et envisagent de passer à l’action ou le font comme aux Etats-Unis. Et certains mouvements français s’agitent. Qu’est-ce que cela signifie ?
En ce qui concerne la France, aucun groupe de la même ampleur n’existe. Et la sécession dont certains parlent concerne plutôt le fait de se mettre à vivre en marge de la société pour échapper à la société multiculturelle dans les villes ou à la délinquance urbaine. Pour plusieurs personnes, c’est une sorte de retour à la terre dans des petites communautés où ne vivraient que des Européens, quelque part en province avec un vague objectif d’autarcie. Personnellement, je ne connais pas de groupe avec la volonté de mettre en œuvre en France ce que l’on voit en Allemagne ou aux Etats-Unis. Même si lors de la tentative de prise du Capitole, il y avait un petit groupe de Français, visiblement des expatriés. Mais ils n’étaient pas les plus actifs, seulement en second rideau. Cela a beaucoup impressionné l’ultra droite française mais de là à dire qu’en France il y a des personnes qui souhaitent faire pareil me semble peu probable. En revanche, il y a un sentiment de défiance de plus en plus criant envers la légitimité de l’Etat. Pour beaucoup de Français opposés aux mesures sanitaires, la question n’était pas de savoir si elles étaient excessives: elles étaient considérées comme édictées par un État considéré à la limite de l’illégitimité. On peut juger que les mesures prises lors de la crise sanitaire n’étaient pas les bonnes. Cependant, lorsque l’Etat le décide, avec tout de même de bonnes raisons, il faut s’aligner. Critiquer la politique d’un président de la République et considérer qu’il est illégitime, c’est autre chose. Il y a un pas qu’il ne faut pas franchir. Nous sommes dans des Etats de droit, en Allemagne, aux Etats-Unis comme en France, et les gouvernements qui nous gouvernent sont légitimes. A partir de là, j’ai l’impression que pas mal de personnes sont partis en vrille pendant la pandémie. Ils considéraient que non seulement les décisions étaient inappropriées mais aussi que ceux qui les prenaient étaient illégitimes. A ce moment-là, c’est très grave. Puisque ces personnes n’auront pas davantage confiance dans un autre gouvernement et dans un autre président de la République. Au fond, on se demande quelle serait le modèle qui pourrait leur convenir.
Les démocraties occidentales souffrent de blocages : difficulté d’envisager une vraie alternance, sentiment d’abandon d’une partie de la population. Est-ce que c’est face à cela que se mobilisent ces groupes ou bien l’opposition est-elle plus fondamentale et irrationnelle ?
Je pense que l’opposition est plus fondamentale et irrationnelle pour au moins deux raisons. D’une part, il s’est répandu une vision extrêmement dangereuse qui consiste chez beaucoup de citoyens à penser que dire c’est faire. Or cela n’est pas possible. Ce qui est générateur d’une quantité de déception qui s’accumule. Le second point qui est problématique est l’impatience des citoyens face au délai qui s’écoule entre l’énoncé d’une proposition et son application. Le temps politique est trop court. Quel que soit le président de la République, les cinq ans de mandat, amputés des six mois nécessaires de rodage au début et de la campagne à la fin, ne permettent pas de mettre en œuvre une politique. Cela permet de poser des jalons mais plus personne ne peut dire que son programme énoncé en début de mandat sera terminé en cinq ans. Or, en face il y des citoyens qui réagissent autrement. Une promesse a été faite alors il faut que cela soit fait immédiatement. Ces personnes qui pensent être manipulées ne comprennent pas la complexité de la décision et de la mise en œuvre. Il y a un réel problème.
Face à ce problème, faut-il craindre une multiplication des mouvements comme celui déjoué en Allemagne ?
On a déjà constaté certains mouvements auxquels nous n’étions pas habitués. En Italie par exemple, durant l’été, un groupuscule d’extrême-droite a pris d’assaut un local syndical romain. Même s’il n’y a pas eu de victime, celui-ci a été violent. C’est un signe supplémentaire d’exaspération. Il y a eu, un peu partout, des manifestations contre les mesures sanitaires qui dégénéraient. Également dans des pays habituellement très calmes. A Dublin plusieurs rassemblements se sont soldés par des affrontements avec la police, ce qui est très inhabituel en Irlande. Ces signes d’exaspérations ont été accélérés par la crise sanitaire mais elle n’est pas l’unique cause. C’est une accumulation. Cependant, je ne vais pas dire qu’il y aura de tels mouvements partout en Europe demain. Il est trop tôt pour prédire cela.
Est-il possible d’avoir une réponse politique ? Le problème peut-il être réglé en revoyant la démocratie ?
C’est un sujet qui ne peut être abordé que dans le cadre du débat politique de fond. Pour cela, les partis politiques doivent se saisir de l’enjeu. On ne va pas refonder la démocratie demain matin. Ce qu’il vient de se passer en Allemagne est du domaine de l’urgence, sécuritaire notamment. L’Etat doit y répondre avant de voir le grand débat démocratique émerger qui servira à refonder la démocratie. A mon sens, ce débat est défaillant. Ce n’est pas en étant dans la posture, dans l’invective, dans la multiplication des initiatives démagogiques, que l’on refonde la démocratie.