comment Taïwan s’est appuyé sur la technologie pour contenir l’épidémie

Boris peut enfin souffler. Après quatorze jours passés en quarantaine, le jeune français résidant à Taïwan a retrouvé l’air libre. A la mi-février, lorsqu’il réserve son vol avec une escale à l’aéroport de Hongkong, cet alsacien d’origine omet les mesures drastiques imposées par Taïwan aux visiteurs en provenance de zones à risques. Dès son arrivée à l’aéroport, le jeune homme est tenu de se confiner à domicile.

“Le deuxième jour, j’ai reçu un appel du CDC [Centre taïwanais pour le contrôle des maladies] m’expliquant que j’allais être géolocalisé grâce à mon numéro de téléphone”, se souvient Boris. En cas de sortie de son appartement, il encourt une amende pouvant grimper jusqu’à un million de dollars taïwanais [environ 30 000 euros]. Malgré l’amertume, cette intransigeance est justifiée pour Boris : “Je suis rassuré de voir que Taïwan fait de la prévention plutôt que de réagir après coup, au moins je sais que les autorités contrôlent la situation.”

Avec une centaine de cas confirmés, Taïwan fait en effet figure d’élève modèle dans la gestion de l’épidémie, devant le Japon (900 cas) ou la Corée du Sud (8 600 cas). La rapidité du gouvernement et sa défiance face aux informations communiquées par la Chine ont immanquablement joué : Taïwan a mis en place des mesures d’inspection sur les vols en provenance de Wuhan dès le 31 décembre 2019, alors que la Chine s’interrogeait encore sur la possibilité de transmission inter-humaine. Mais l’utilisation de la technologie a aussi largement contribué à contenir la propagation.

Big data et croisement des données

La stratégie de Taïwan en la matière débute par l’utilisation du big data. Le 27 janvier, les informations collectées par l’Agence nationale de l’immigration sont intégrées aux fichiers de l’assurance maladie. “La combinaison de ces deux jeux de données nous permet de générer des alertes pour indiquer au personnel soignant quand un patient revient d’une zone à risque”, précise Yu-Lun Liu, médecin au sein du département du renseignement du Centre taïwanais pour le contrôle des maladies (CDC). Les patients identifiés sont alors pris en charge au travers d’un circuit distinct, limitant les contacts avec les autres malades. Une logistique largement dans les cordes du système de santé taïwanais, régulièrement considéré comme un des plus équitables et performants au monde.

Pour renforcer ce nouveau jeu de données, les autorités vont même plus loin. “Nous collaborons avec les fournisseurs téléphoniques, sur la base des données en itinérance, pour identifier les personnes dont la dernière escale n’est pas forcément une zones à risque, mais qui ont fait des voyages avec étapes dans des zones impactées par l’épidémie”, complète Yu-Lun Liu.

Le signal mobile exploité pour retracer la chaîne de contamination

En parallèle, les autorités mènent de véritables enquêtes auprès des personnes testées positives au nouveau coronavirus. “Lorsque nous avons un cas confirmé, nous demandons au fournisseur téléphonique de nous transmettre les lieux où ont été détectés le signal de son téléphone mobile”, poursuit Yu-Lun Liu.

Le 31 janvier, les Taïwanais reçoivent ainsi une alerte sur leur smartphone indiquant les points de passage des quelques 4 000 croisiéristes du navire Diamond Process. Peu après son escale à Taïwan, le bateau était placé en quarantaine au large du Japon en raison d’une propagation rapide du coronavirus SARS-CoV-2 à son bord. Le suivi est si efficace que Taïwan est aujourd’hui en mesure de tracer la quasi-totalité de la chaîne de contamination. Une prouesse inconcevable en Europe.
 


Carte des lieux visités par les passagers du “Diamond Princess” lors de son escale au port taïwanais de Keelung, le 31 janvier.


Les personnes placées en quarantaines sont dans le même temps surveillées grâce au signal de leur téléphone mobile, à l’image de Boris. Pour répondre à l’augmentation récente du nombre de personnes confinées, les autorités ont depuis amélioré le procédé en adjoignant au suivi GPS un chatbot développé en partenariat avec HTC et l’application de messagerie Line, très en vogue à Taïwan, au Japon et en Corée du Sud.

“Le chatbot envoie des alertes à certains moments de la journée pour demander à la personne confinée de vérifier sa température ou de rapporter d’éventuels symptômes, précise le médecin Yu-Lun Liu. La personne peut en retour lui poser toutes les questions qu’elle souhaite. C’est le meilleur système que nous avons trouvé pour permettre une surveillance efficace sans avoir à appeler quotidiennement chaque personne confinée.”

Un système numérique de rationnement des masques

Pour lutter contre la propagation du virus sur le sol taïwanais, l’usage de la technologie ne se limite pas à la surveillance des personnes infectées ou à risque. L’exemple le plus frappant concerne la distribution de masques de protection, dont le port est entré dans les moeurs des Taïwanais depuis l’épidémie du Sras de 2003.

Les autorités mettent au point un modèle de traitement des images de vidéosurveillance publique pour estimer la proportion de personnes masquées. “Ce modèle fondé sur l’intelligence artificielle nous a permis de constater une augmentation rapide du nombre de personnes portant un masque. Nous avons ainsi choisi de suspendre leur exportation et d’augmenter la production locale”, se souvient Yu-Lun Liu.

A partir du 6 février, les autorités instaurent un système de rationnement des masques, dont la vente est limitée à trois unités par adulte et par semaine. Afin de faire respecter ce quota, les résidents sont tenus de scanner leur carte d’assurance maladie à chaque passage en pharmacie. Ces informations sont traitées via le cloud de l’assurance maladie, lequel doit au passage bientôt acquérir vingt serveurs flambant neufs.
 


A Taïwan, la carte de sécurité sociale est utilisée par les autorités pour assurer une vente équitable des masques de protection.

Les technologies citoyennes en appui

Mais la créativité des autorités ne s’arrête pas là. Les données obtenues sont en parallèle mises à la disposition du public, sous l’impulsion de la ministre du digital Audrey Tang, figure de proue du milieu des hackers et des technologies citoyennes à Taïwan. Mis à jour toutes les 30 secondes, le fichier est repris avec une rapidité déconcertante par le vivier de développeurs citoyens taïwanais qui s’en donne à cœur joie pour créer bénévolement plus d’une centaine de solutions. Cartes, chatbots, assistants vocaux ou encore moteurs de recherche permettent aujourd’hui de renseigner en temps réel la population sur les stocks de masques en pharmacie.

Ces applications remportent un tel succès que l’outil de recherche officiel du ministère de la santé est mis hors ligne au profit de ces nouvelles applications. “Cette expérience montre que nous ne sommes pas capables de créer un système extensif par nous-mêmes, mais que nous pouvons utiliser les données ouvertes pour que la société civile, et en particulier les hackers citoyens, nous aident à établir un bon système de distribution”, constate le médecin Yu-Lun Liu.

Réussie, l’initiative intéresse jusqu’à des analystes du géant Microsoft, dont l’un d’eux a récemment interrogé les développeurs Taïwanais sur le rôle des technologies citoyennes taïwanaises dans la lutte contre l’épidémie. “L’ouverture des données gouvernementales a sans aucun doute contribué à la lutte contre Covid-19”, lui a répondu Howard Wu, un développeur citoyen à l’origine d’une des applications de cartographie.
 


Capture d’écran de l’application développée par le hacker citoyen Howard Wu permettant de géolocaliser en temps réel les stocks de masques dans les pharmacies taïwanaises.

 
Lutte contre les fake-news

La pénétration des solutions numériques au sein du gouvernement et de la société civile taïwanaise a enfin permis aux autorités de gérer avec une certaine efficacité l’afflux de fausses informations sur les réseaux sociaux. Le collectif Cofacts, qui propose depuis 2016 un bot permettant de vérifier les informations au travers d’un réseau de contributeurs, a relevé une augmentation de près de 88 % des demandes de vérification entre le 1er janvier et le 17 mars 2020.

Le Centre taïwanais de contrôle des maladies a lui-même mis en place un canal d’information sur l’application de messagerie instantanée Line, suivi par près de 2 millions de personnes. En tablant sur la transparence et une information quotidienne, cette communication permet aujourd’hui aux autorités de se targuer d’un niveau de satisfaction record. “La communication a vraiment satisfait les Taïwanais, et la popularité de la présidente Tsai-ing Wen dépasse désormais les 60 %”, note Stéphane Corcuff, spécialiste de la géopolitique du monde sinophone.

Une stratégie partiellement réplicable

Les mesures adoptées par Taïwan pourraient-elles s’appliquer aux pays désormais aux premières lignes de l’épidémie, comme la France ? “La technologie privilégiée à ce jour en France est la télémédecine, relève Laure Millet, responsable du programme Santé de l’Institut Montaigne. L’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a par exemple mis en place une application de télésuivi à domicile, nommé Covidom, pour les patients atteints ou suspectés d’être infectés par le nouveau coronavirus.”

La réplication coince cependant en ce qui concerne l’utilisation des données privées, et notamment de géolocalisation. “La question des données personnelles ne se pose pas de la même façon et avec la même prégnance à Taiwan et en France, note ainsi Fiorella Bourgeois, doctorante en sociologie politique à l’EHESS. En France, les débats autour de la reconnaissance faciale dans l’espace public, de son couplage aux fichiers TES et TAJ par exemple (cf. La Quadrature du Net), donnent un aperçu des tensions que de telles mesures provoqueraient.”

La stratégie ne fait d’ailleurs pas l’unanimité au sein même de la communauté de hackers citoyens taïwanais. “Je suis très réticent à l’utilisation du signal mobile pour enregistrer l’historique de voyage sans le consentement de l’utilisateur, confie ainsi Kiang, un des développeurs citoyens ayant utilisé le jeu de données du gouvernement, dans une interview réalisée en ligne par L’Usine Digitale. Mais le plus inquiétant c’est que l’opinion publique ne s’est pas opposée à ce que le gouvernement le fasse.”

“C’est légal, il y a une loi qui nous autorise à accéder à ces données sans l’accord de l’utilisateur, rétorque Yu-Lun Liu, du Centre pour le contrôle des maladies. C’est une mesure d’urgence que nous n’utilisons pas en temps normal.” Une légalité confirmée en creux par Fiorella Bourgeois : “En Europe, le RGPD encadre la collecte et le traitement des données personnelles. Taiwan ne dispose pas d’un cadre juridique équivalent.”

Ironie du sort, ces technologies ont pourtant permis aux autorités taïwanaises de signaler à la France le premier cas de contamination annoncé sur le sol français. Le médecin français avait examiné une guide touristique chinoise sans porter de masque. C’était le 30 janvier. Les trajectoires des deux pays dans la gestion de l’épidémie ont depuis largement divergé.

Adrien Simorre, à Taïwan